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Nestor Romero
MOBILITÉS> Point de Vue > Lire dans Médiapart
L’accélération de la crise sanitaire, une opportunité pour décélérer durablement
Tous mobiles ? En janvier 2019, la publication de « La société sans répit, la mobilité comme injonction » par
Christophe Mincke et Bertrand Montulet pose la question sociale de l’accès à l’espace et aux services. En février
2020, le résultat de l’« Enquête nationale mobilité et modes de vie1
» lancée par le Forum Vies Mobiles suggère une
transition vers des modes de vie plus durables, initiative très vite percutée par l’actualité du Covid-19 et l’impératif
de l’immobilité. Dans un livre publié en 2006, « En mouvement, la vie moderne en Occident », Tim Cresswell
anticipe les turbulences liées à l’apparition du coronavirus, offrant aujourd’hui un scénario inédit. Cet article
propose d’analyser les liens actuels entre crises environnementale, sociale et sanitaire.
William ÉÉ LIÉ, Conseil-Accompagnement socio-professionnel
en mobiliteé-insertion (FR-91)
L’impératif social et la contrainte environnementale nous invitent à repenser les enjeux de mobilité,
ceux de notre santé et de nos déplacements ! Viralité et dérèglement climatique, dégradation de
l’environnement, défis énergétiques, tout concourt à mettre le thème de la mobilité « durable » à l’agenda
politique et social.
Nous vivons un ralentissement sans précédent, non préparé, non choisi. La crise actuelle agit comme un
révélateur des fragilités extrêmes de la mondialisation. L’heure n’est-elle pas à la construction d’un autre
horizon, celui de la maîtrise de nos émissions ? Sortir de logiques court-termistes et planifier l’équilibre de
nos écosystèmes fragilisés ? Aujourd’hui, dans les pays à l’arrêt ou au ralenti pour cause de confinement lié
au coronavirus, la population respire mieux grâce à la réduction de la pollution atmosphérique, le secteur
du transport étant responsable de 29 % des émissions de gaz à effet de serre françaises.
Le ralentissement de l’économie et la baisse des déplacements, nécessaires pour endiguer l’épidémie de
coronavirus, permettront-ils aussi de limiter le dérapage des émissions de G.E.S et contenir la progression
du carbone (CO2) et celle du thermomètre mondial ? La marche du monde capitaliste néo-libéral est basée
en grande partie sur la logistique – une logique de choses qui marchent toujours de manière prévisible et
qui, en cas d’incident, ne s’interrompent que brièvement. Tim Creswell2
(poète et géographe) rappelle que
cette logique demeure invisible tant qu’elle se déroule comme prévu. « L’apparition de turbulences la rend
subitement visible. Les mouvements de marchandises, de personnes et de capitaux sont rendus possibles
par la mobilité locale et globale, les infrastructures, la logistique et la régulation qui les soutiennent, et ces
mobilités rendent la pandémie non seulement possible, mais aussi probable. » La quarantaine a toujours été
une réponse aux maladies de la mobilité qui accompagnaient la mobilité commerciale. Les effets de la
quarantaine sur la mobilité des pauvres sont très différents. Les employés à temps partiel et les intérimaires
doivent continuer à travailler pour percevoir un salaire. Les demandes d’auto-confinement sont impossibles
à appliquer dans les quartiers périphériques, les espaces restreints, pour ceux dont les sources de revenus
sont instables, comme les livreurs, sur lesquels se reposent ceux qui ont les moyens de rester à domicile.
Le temps presse : la crise est aujourd’hui sanitaire, mais elle sera demain climatique.
Marshall Burke3
(Université Stanford) estime qu’en Chine plus de vies ont été sauvées par la réduction de la
pollution de l’air que de personnes ne sont mortes à cause du virus – peut-être 20 fois plus. Or, nous
prenons avec raison des mesures d’urgence pour combattre le Covid-19, mais pas pour lutter contre la
pollution de l’air causée par le trafic routier et l’industrie ni même contre le changement climatique.
1 https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2019/01/07/enquete-nationale-mobilite-et-modes-vie-12796
2 https://fr.forumviesmobiles.org/2020/03/18/mobilite-est-fois-sang-vital-modernite-et-virus-qui-menace-detruire-13265
3 https://reporterre.net/Pour-le-climat-il-y-aura-un-avant-et-un-apres-coronavirus
Mobilités>L’accélération de la crise sanitaire, une opportunité pour décélérer durablement 01.04.2020 1
Traversés par la mobilité comme injonction au sein d’une société hyper-mobile mondialisé, nous sommes
désormais assignés à résidence. Dans La société sans répit (2019 éditions de la Sorbonne), Christophe
Mincke et Bertrand Montulet reviennent sur l’« idéal mobilitaire », fondé sur une valorisation de la mobilité
pour elle-même alors que nous venons de recevoir l’ultime sommation : l’injonction sédentaire générée par
le confinement. Christophe Mincke pose la question de la mobilité comme injonction sociale. Dans une
société où la mobilité est devenue une fin en soi, où la norme est au ‘bougisme’, quelle place reste-t-il aux
aspirations de chacun ?
Les circonstances de la crise sanitaire nous interpellent quant à la gestion des transports de demain, à
l’urgence des communs mondiaux. (lire l’épreuve politique de la pandémie par Pierre Dardot et Christian
Laval – auteurs de « Commun. Essai sur la révolution au XXI siècle » 2014, La Découverte)
L’injonction à la mobilité4
est née dans les années 1980 : « pour trouver un emploi, il faut être mobile »,
c’est la théorie du mouvement perpétuel qui participe malgré lui au creusement des inégalités sociales.
Tous les aspects de la vie et de la société deviennent mobiles, la mobilité devient un style de vie subi, celui
de l’activation du demandeur d’emploi se déclarant employable, mobilisable, ouvert à l’adaptation, flexible
aux opportunités, annexé à un monde nouveau en constante évolution, celui qui prescrit. Beaucoup de
personnes ressentent cet impératif comme une souffrance, un épuisement – ce qui se traduit par
l’augmentation du nombre de cas de burn-out. Dans ces conditions, l’injonction à la mobilité n’est pas
tenable. Vincent Kaufmann fait remarquer qu’il y a un risque aujourd’hui de développement d’une norme de
grande mobilité, donc un besoin d’être grand mobile pour survivre socialement ou pour mieux vivre
socialement, et c’est sans doute contre ce besoin-là de grande mobilité qu’il faut agir. La sociologue Cécile
Vignal a analysé en 2015 pour le Conseil d’Orientation de l’Emploi5
ces évolutions du marché du travail en
soulignant les relations étroites entre injonction à la mobilité et précarisation du salariat. La nécessité de
mobilité n’est pas franchement partagée, une majorité de salariés (56%) et de chômeurs (55%) déclarent
ainsi ne pas être prêts à déménager pour trouver un emploi.
Nous donner les moyens de faire face aux prochaines crises et bifurquer vers une société plus résiliente,
c’est l’enjeu actuel. Isabelle Stengers résume ce défi, ce temps qui nous est désormais imparti : « se
réapproprier le pouvoir de penser l’avenir ».
Alors que le secteur des transports est le premier émetteur de CO2 en France et que la mobilité est plus que
jamais un enjeu social, il est nécessaire de pouvoir s’appuyer sur de nouvelles mesures pour penser une
transition réaliste et juste. Ce ralentissement de nos rythmes de vie pourrait permettre de « passer plus de
temps en famille, de rester plus longtemps chez ses amis, et donc prendre des moyens de transport plus
lents pour ce faire ». C’est le résultat de l’ ‘Enquête nationale mobilité et modes de vie’ lancée par le Forum
Vies Mobiles, 30 % de la population pratique l’ensemble de ses activités à moins de 9 kilomètres de son
domicile (hors activités sociales) et peut ainsi potentiellement se passer de la voiture au quotidien.
Donner du sens à nos mouvements
Réduire les transports routiers, c’est s’épargner de nouvelles émissions de gaz à effet de serre. De
nombreuses compagnies aériennes vont être nationalisées, les camions doivent désormais voyager en
train. De nombreux suédois, à travers le mouvement flygskam se sont insurgés contre les voyages en avion
et acceptent d’aller à l’autre bout de l’Europe en train. Au moment de la « réforme » de la SNCF, il a été posé
comme dogme que le trafic ferroviaire devait être concurrentiel en terme de coût face aux trafics routier et
aérien, alors qu’il devrait être privilégié parce qu’écologiquement efficace. Ne serait-il pas temps de penser
la constitution d’un service public européen du transport longue distance qui combinerait trains, avions et
4 https://www.revuepolitique.be/la-societe-sans-repit-la-mobilite-comme-injonction/
5 http://www.emploiparlonsnet.pole-emploi.org/articles/les-grandes-reticences-des-francais-a-la-mobilite/
Mobilités>L’accélération de la crise sanitaire, une opportunité pour décélérer durablement 01.04.2020 2
bateaux dans une logique tarifaire qui correspond à nos enjeux climatiques ? Subventions pour le
ferroviaire ou maritime et fluvial, forte dissuasion tarifaire pour l’avion ou absence de vol pour les
destinations courtes ?
Si les compagnies aériennes et les constructeurs automobiles, entre autres, souffrent totalement de la
situation, il n’en est pas de même des Amazon ou des Big Pharma. Il est surréaliste que ces dernières aient
le droit de suspendre le paiement des cotisations sociales. Le contrôle des entreprises s’impose de même
qu’une fiscalité écologique adaptée à l’intérêt général. Eric Lebreton6
souligne qu’ “en un demi-siècle, les
valeurs associées à la mobilité se sont inversées. Les déplacements contraints l’ont rendue aliénante.
D’abord marque distinctive, la mobilité s’est banalisée, et une discrimination dans l’accès à l’espace et aux
services a accompagné son développement.” La priorité donnée à la voiture contrarie d’ailleurs les
préoccupations écologiques dominantes : les gilets jaunes passeront-ils au vert et seront-ils invités un jour
au référendum d’initiative citoyenne du « bas carbone pour tous » ?
Mouvement slow, un rapport apaisé à la mobilité
Nous donner les moyens de faire face aux prochaines crises et bifurquer vers une société plus résiliente,
c’est l’enjeu actuel au-delà de la solidarité. Populations confinées, usines à l’arrêt, transports paralysés… le
coronavirus pèse sur l’économie mondiale et grippe l’activité industrielle avec, comme corollaire inattendu,
une chute des émissions de gaz à effet de serre. C’est sans doute l’un des rares effets positifs de la crise
sanitaire : dans de nombreux pays, la pollution de l’air a considérablement diminué, offrant à la planète un
bref moment de répit. Moins de transports, moins de production… Les mesures de confinement font coup
double à la fois en limitant le risque de transmission entre les individus mais également en diminuant la
pollution notamment aux particules fines du trafic routier, abonde le collectif de médecins français Air-
Santé-climat. La mobilité sans limites a peut-être vécu, l’idéologie mobilitaire touche ses limites. La récente
recherche sur la mobilité des jeunes dans un territoire rural (Hernja, Mergier, Laboratoire de la mobilité
Inclusive7
, 2020) montre qu’il faut sans doute abandonner l’injonction faite aux jeunes de devoir quitter la
campagne pour avoir un avenir. N’est-il pas urgent d’accélérer la transition et dessiner un horizon
désirable et égalitaire pour l’ensemble des territoires ?
Olivier Razemon8
rappelle que la mobilité quotidienne s’est imposée comme un enjeu des municipales en
2020 avec la gratuité des transports, les circulations apaisées, le vélo urbain, l’aménagement de l’espace et
la survie des territoires périphériques, du service public..
La refonte écologique et sociale profonde que le mouvement de justice climatique revendique depuis des
années est plus que jamais d’actualité : régulation réelle des marchés financiers, réévaluation des missions
de l’État, notamment à l’égard des biens collectifs tels que la santé, au sein d’une économie fondée sur le
respect des limites de la biosphère, la réduction des inégalités. Les modes de vie des plus riches et des plus
diplômés sont à l’origine des déplacements les plus importants et les plus rapides. Instaurer
progressivement le rationnement des déplacements pour lutter contre le changement climatique
participerait d’une plus grande égalité entre les citoyens tout en étant efficace.
Décarboner nos déplacements doit passer par une réorganisation profonde de nos modes de vie.
Relocaliser est une option de survie, la fin de l’obsolescence programmée et la sobriété matérielle et
énergétique doivent s’imposer dans les ruptures de la mobilité !
6 https://www.scienceshumaines.com/mobilite-la-fin-du-reve_fr_40965.html
7 https://www.mobiliteinclusive.com/6es-rencontres-de-la-mobilite-inclusive/
8 https://www.lemonde.fr/blog/transports/2020/03/12/municipales-10-enseignements-a-retenir-de-la-campagne-electorale
Mobilités>L’accélération de la crise sanitaire, une opportunité pour décélérer durablement
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